08/04/2016

Attention, ce syndicaliste est libre, têtu... heureux !


Disons-le tout net : Serge Le Quéau est un emmerdeur. Sympa, chaleureux, mais si vous avez du pouvoir et en usez mal, il ne vous lâche pas. C'est toute sa vie. De l'authentique anarcho-syndicaliste à la française. Toujours aux avant-postes contre les injustices, dans les nouvelles luttes syndicales ou l'altermondialisme, le postier breton est bien sûr à son affaire dans les manifestations actuelles.


Tout ça, c'est à cause du grand-père Victor. À la fin des années 50, dans la rude campagne finistérienne, le petit Serge trottine souvent derrière son paysan de grand-père, Victor Gouzien. Celui-ci bouffe volontiers du curé et du notable. Parmi ses bêtes noires, il y a par exemple Hervé de Guébriant, le père des grandes coopératives bretonnes, de Triskalia... contre lequel Serge devenu grand bataille depuis six ans.  

« Dans la tradition bretonne, c'est le grand-père maternel le référent pour l'éducation des enfants », rappelle Serge Le Quéau dans la maison paysanne  qu'il a aménagée avec Marie dans les collines des Côtes d'Armor. Entre son père gendarme, gaulliste catho, et sa mère « partageuse », le jeune Serge s'est donc construit avec ce grand-père, proche du ministre Tanguy-Prigent, comme lui paysan, résistant et socialiste. Impertinence comprise. Serge ne craint pas le colonel de gendarmerie : « Pierre, ton fils est irrévérencieux », disent les gendarmes à son père.

Plutôt qu'étudiant, jeune postier révolutionnaire

Un autre paysan a orienté sa vie. Nous sommes en 1967. Serge a 14 ans et est lycéen à Quimper. Ce soir-là, en permission de sortie, il part voir un James Bond avec ses potes. La salle est comble. Ils refluent vers un meeting . L'ado découvre à la tribune Bernard Lambert, le leader des Paysans Travailleurs, aujourd'hui la Confédération Paysanne, et reçoit une nouvelle dose. Mai 68 arrive par là-dessus et ses lendemains utopistes. Le lycéen entre dans les mouvements libertaires puis arrête les études.

« J'étais convaincu que nous étions dans une période pré-révolutionnaire, se souvient-il, il fallait être à côté des gens qui allaient se révolter, aller dans les bastions syndicaux les plus forts ». Pour lui, ce sera la Poste et le syndicat CFDT qui vit sa grande période inventive. Tous ses copains sont maoïstes, lui est « socialiste libertaire », dans la grande tradition anarcho-syndicaliste. Sa bible n'est pas Le petit livre rouge  de Mao mais la Charte d'Amiens de 1906 qui consacre l'indépendance des syndicats vis-à-vis des partis politiques.

Avec Marie, toute une vie d'engagements, à deux

Un jour Marie va arriver dans sa vie. Ils se lancent tous les deux dans quarante ans d'engagements. Le jeune couple débarque à La Harmoye, une bourgade de 400 habitants à 35 km de Saint-Brieuc. Serge est receveur et facteur, en tournée tous les matins. Marie est postière auxiliaire au guichet. Ils habitent à la poste. Le directeur départemental découvre le jeune trublion tout comme Arthur Charles, le notable paysan chiraquien de La Harmoye. 

Allons vite. L'histoire de ces deux-là est riche. La vie professionnelle et engagée de Marie l'aura conduite vers les loisirs pour enfants dans le quartier populaire du Plateau à Saint-Brieuc, la lutte contre l'illettrisme, l'insertion professionnelle, l'action auprès des gens du voyage... Une femme faite pour le service public. Elle a d'ailleurs été reçue au concours de la fonction publique territoriale... mais n'a jamais eu de poste. À cause de Serge, ils en sont tous les deux convaincus : on ne veut pas de la femme de l'enquiquineur.

Car, parallèlement, Serge Le Quéau, grimpant dans le syndicat CFDT des postiers, n'a jamais perdu de son impertinence.  Il a 28 ans en 1981 quand la gauche revient enfin au pouvoir après vingt-trois ans d'opposition.  « J'aurais pu passer de l'autre côté. Des dirigeants de la CFDT m'ont proposé des postes de chargé de mission. Ils ont tous été aspirés par le pouvoir. Avec les collègues, j'allais manger au restau du ministère... »

« Pourquoi nous quittons la CFDT »

Serge Le Quéau acquiert alors une connaissance intime du pouvoir, avec ses coulisses, les postes qui se répartissent sur un coin de table... Et de cette connaissance, il va désormais toujours user, avec habileté pour faire avancer ses combats, avec gourmandise aussi parfois : « Il aime le dessous des cartes », lâche Marie.

Cet atout-là, il va souvent l'utiliser à partir de 1989. Lors de cette année-charnière qui voit la chute de l'Union Soviétique et le triomphe du libéralisme, Serge Le Quéau, dirigeant national de la CFDT-PTT chargé de la poste rurale, numéro 2 de la CFDT des Côtes d'Armor, claque la porte de son syndicat à cause de sa « dérive néolibérale » : « Pour moi, il y avait trahison ».  Il publie un tract, « Pourquoi nous quittons la CFDT ». Il rejoint les collègues dissidents qui ont lancé SUD à Paris en décembre 1988 et crée en novembre 1989 le premier syndicat breton Sud-PTT.

1995 : « Quand il y a un mouvement historique, il faut être à la hauteur »

Aux utopies de jadis succède désormais l'esprit de résistance. En 1993, le postier syndicaliste crée avec d'autres une section locale d'  « Agir ensemble contre le chômage » (AC!), négociant une prime de Noël pour les chômeurs. À l'automne 1995, alors que la fièvre monte dans le pays, le Plan Juppé sur la Sécurité sociale met le feu aux poudres. Serge Le Quéau quitte un repas de famille et file dans la nuit au centre de tri. « Quand il y a un mouvement historique, il faut être à la hauteur »

Deux petites années passent. Nous sommes fin 1997. Marie s'attarde au lit avec Le Monde Diplomatique. Elle tombe sur l'éditorial d'Ignacio Ramonet "Désarmer les marchés". Face à cette « dictature », le directeur du "Monde Diplo" appelle à la création d'une ONG qui serait basée sur les « savoirs des savants et les savoirs des militants ». Une amie de Serge, Raymonde Carré, suggère de relayer l'appel par une pétition citoyenne. Ils la lancent. Afflux de signatures. Attac voit naître un premier comité local en France : à Saint-Brieuc. 

À Attac, le tandem syndical Le Quéau - Dufour et les intellos

Serge Le Quéau interpelle tout aussitôt le bureau national SUD-PTT à Paris. Il suggère de rejoindre Attac. Refus. Il s'énerve : « Vous passez à côté de quelque chose ! » Au moment de midi, les Auvergnats rejoignent le Breton. Ça se joue aux voix : 9 contre 8. « Mais c'est toi qui iras ! », lui lance-t-on. Il ira. Il obtient aussi un mandat financier et quand il arrive à Attac, il met 50 000 F sur la table à côté des 100 000 F du Monde Diplomatique. Le voilà au bureau, tous les mardis. 

Avec son complice paysan normand François Dufour (né aussi en 1953 comme d'ailleurs José Bové), le postier breton est regardé de haut par les intellos d'Attac emmenés par Bernard Cassen, du Monde Diplomatique. Mais les deux syndicalistes se soutiennent et ont du répondant. En 2006, ils vont même s'opposer à la direction pour cause de fraude électorale et déficit démocratique. Arrivé en retard, Serge Le Quéau intervient du fond de la salle, retourne l'assistance : « Je préférais qu'Attac disparaisse, dit-il. Pour moi, il n'y a que la vérité qui compte. » 

La Constitution européenne décortiquée, article par article

Il faut dire qu'entre-temps le provincial s'est imposé au sein du mouvement altermondialiste. Il quitte régulièrement Saint-Brieuc pour un lointain voyage. En 2001, il représente Attac France au premier Forum Social Mondial de Porto Alegre au Brésil. En 2002, il entre au Conseil scientifique où il siège toujours en 2016. En 2004, toujours au nom d'Attac, il participe à la création de « La Plate-Forme Paradis Fiscaux et Judiciaires ». En 2005, quand surgit le référendum sur le Traité constitutionnel européen, Serge Le Quéau est carrément devenu lui-même un intellectuel.

Le syndicaliste de la Poste a le culot de s'inscrire dans le groupe de travail créé par Attac. « Pour combler mon déficit de connaissances, je me suis astreint à lire vingt fois, trente fois la Constitution, je la connaissais presque par cœur. Une émulation intellectuelle phénoménale, c'était devenu une obsession :  à un moment donné, j'ai eu l'impression que mon cerveau passait un cap. On n'utilise pas assez nos capacités intellectuelles. » 

Batailles institutionnelles

« Quand il a une idée en tête, il va jusqu'au bout », glisse encore Marie. Article par article, l'altermondialiste décortique le traité et « identifie deux trucs » : l 'expression "économie sociale de marché" qu'il s'applique à déconstruire et l'article 314. « C'était le cœur du traité ! "les pays s'engagent à lever toutes leurs barrières et autres" ».  Il en fait un commentaire remarqué. Le voilà invité à des  conférences tout en courant les réunions syndicales pour informer les salariés : « Ils étaient fiers d'avoir des arguments. »

Le trublion fort crédible – une denrée rare – s'est fait aussi remarquer au CESER, le conseil économique, social et environnemental régional, menant une rude bataille avec son vieux copain « bac -1 devenu avocat » Thierry Renard. Pour faire reconnaître la représentativité de l'Union syndicale Solidaires, il se lance « dans un truc dingue » : reconstituer toutes les bases de données des élections professionnelles des trois fonctions publiques plus les Prud'hommes pour les salariés du privé. Trois mois de travail. « On était les premiers dans plein d'endroits ! » Mais au bout : la reconnaissance pour Solidaires.

Avec les ouvriers de Triskalia empoisonnés par les pesticides

Le 1er décembre 2015, à la sortie de la Cour d'Appel de Rennes, aux côtés de Raymond Pouliquen, l'un des ouvriers empoisonnés
Depuis novembre 2015, c'est au Conseil économique et social national, à Paris, qu'il faut croiser le fer. Solidaires a désigné Serge Le Quéau pour le poste de personnalité qualifiée qui lui revient. Le cabinet du Premier ministre a retoqué sa désignation ! Ce refus arbitraire a été porté devant le Conseil d'État. L'anarcho-syndicaliste version 2016 payerait-il ses combats multiples, du CESER à Attac, de Solidaires à l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou encore pour les ouvriers empoisonnés par des pesticides chez Triskalia ? 

Un combat grave, à relire dans ce reportage, porté aussi par un comité de soutien et que l'on retrouve dans le récent documentaire "Les sentinelles" où Serge Le Quéau s'exprime à côté des ouvriers. Ici, pas l'esprit à jouer. C'est le cœur de sa vie militante : l'engagement pour « les écrabouillés du système, les écrasés. » L'affaire commence un soir de 2010. « J'étais au local de Solidaires, j'avais dit à Marie, "Je rentre dans ¼ d'heure, je suis en train de fermer les volets." » Et puis Stéphane Rouxel, ouvrier chez Triskalia, est arrivé. Serge a écouté. La soirée a été longue. Huit jours plus tard, Laurent Guillou racontait à son tour. 

Serge Le Quéau a d'abord tout fait pour arranger les choses, utilisant ses multiples contacts syndicaux et politiques. Mais la puissante coopérative Triskalia n'a rien voulu savoir, ajoutant le cynisme au drame et au scandale. Un long combat judiciaire a commencé, il dure toujours mais Serge Le Quéau a déjà rendu aux ouvriers leur dignité.

Un expert aussi de... Pierre Loti

Près de cinquante ans de combats, à 63 ans, et toujours la même flamme : mais comment fait-il ? Le militant est resté postier, ancré dans le réel, au contact de la base comme on dit: « Les moments les plus passionnants, dit-il, ce sont les heures mensuelles d'information des salariés. » Mais l'homme est trop malin, trop libre, pour se laisser enfermer dans un personnage. Il a vite fait alors de prendre des chemins buissonniers, là on ne l'attend pas, dans les pas par exemple de l'écrivain Pierre Loti.  

Il s'est pris de passion pour l'auteur de « Pêcheur d'Islande ». Sensible à la vie des pêcheurs de Paimpol mais pas seulement : il a lu tous les livres de l'écrivain-voyageur, a marché sur ses pas,  lancé en 2010 l'association Pierre Loti, a sympathisé avec un curé fan de Loti aussi, Mgr Kerlévéo, puis avec une riche bienfaitrice pour l'érection d'une statue. « J'aime bien aller au-delà des étiquettes », lâche-t-il avec cet éternel demi-sourire capable de désarçonner le pire adversaire.

Michel Rouger

Photos Aude Schmuck



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